Tapis rouge et cinéma, juste après la 76ème édition du festival de Cannes, c’est une occasion parfaite pour une actualité de l’écologie sur ce célèbre rendez-vous du 7ème art. Derrière les paillettes et les robes de hautes coutures, place au défilé de gaspillage, pour un palmarès des meilleures catastrophes…
Mais à la place, parce qu’il est aussi temps de faire entendre la beauté, voici un peu de poésie et de douceur, avec cette tribune, en hommage aux abeilles ! Monter la beauté, c’est aussi dénoncer, ou enfin, faire réagir. Une ode à ce qui vie, ce qui fait vivre, sans quoi nous ne vivrons pas.
Sans toi, précieuse abeille, nous disparaissons
Tribune / Nature
Un article par Reporterre, le média de l’écologie
L’auteur de cette tribune rend hommage à l’abeille, merveilleuse petite cheville ouvrière du monde végétal qui n’a cessé d’inspirer poètes et philosophes.
Gaëtan de Royer est coordinateur de The Good Lobby France, « le lobby des sans-lobbies », qui soutient l’association Terre d’abeilles.
« Pour faire une prairie, il faut un trèfle et une seule abeille », nous dit Emily Dickinson. Comme elle, combien de poètes ont puisé leur inspiration dans cette petite ouvrière des champs, fragile image de l’harmonie de la nature, preuve vivante et visible que cette dernière ne fait rien en vain ?
Combien sont-ils à s’être prêtés au rêve en l’admirant, émerveillés par son éternelle alliance avec les plantes à fleurs ? Depuis des millions d’années, ces dernières la nourrissent en pollen et en nectar, en échange de quoi elle les pollinise et les féconde, étape indispensable de leur reproduction, de leur propagation et de leur diversification.
Ô splendeur et raffinement de cette antique symbiose, exemple le plus spectaculaire de co-évolution dans le monde vivant, à l’origine des formes, des couleurs et des parfums des fleurs. Et qui nous offre en abondance les fruits, les noix, les graines et les légumes. Et la cire, et l’exquise saveur du miel.
Insecte médiateur à la charnière entre le végétal et l’animal, le terrestre et le céleste, l’abeille jette également des ponts entre la nature et la culture. Sa production est à la fois sauvage et cultivée : la plus naturelle de la culture, consommable directement, mais la plus culturelle de la nature, car elle ne pourrit pas. Dans la mythologie, son miel, première douceur dans un monde de brutes, domestique les forces naturelles primitives, destructrices et chaotiques, et met au jour un ordre cosmique : grâce à lui, Cronos cesse de dévorer ses enfants ; et dans le mythe de Mélissa, les Hommes quittent l’état sauvage après en avoir goûté, grâce à l’enseignement des nymphes.
Bien avant les Athéniens, l’abeille invente la démocratie
Inspirant les femmes et les hommes depuis la nuit des temps, elle nous apprend à « travailler, à construire et à stocker », selon les mots du savant romain Varron. Aristote, qui l’a particulièrement étudiée, voit en elle un insecte qui, à la fois prudent, politique et touchant l’éternité, comme l’Homme, l’aide à penser la spécificité humaine. Virgile, après la guerre civile entre Octave et Antoine, trouve en elle l’exemple de l’harmonie, allégorie de la pax romana, et de la reconstruction. Les philosophes chrétiens, dans le sillon d’un Ancien Testament donnant à la manne céleste « un goût de beignet au miel » (Ex. 16, 31), vantent son humilité et sa chaste pureté, faisant d’elle une parabole morale. L’un d’eux, saint Ambroise, est aujourd’hui patron des apiculteurs.
Bien avant les Athéniens, l’abeille invente la démocratie, soumettant à la délibération de la colonie chaque proposition de lieu propice au butinage ou à la migration ; fascinant spectacle que cette danse qu’elle effectue, entre ses semblables, pour leur formuler sa proposition, parfois interrompue par un coup de tête d’une de ses congénères, utilisant son droit de véto.
Les sénateurs viennent de voter plusieurs dispositions rétrogrades
À la fois soldat, travailleuse et citoyenne, dévouée corps et âme à la cité, donnant parfois sa vie pour le bien commun, elle incarne la vertu républicaine. Dans Les Châtiments, Victor Hugo n’a-t-il pas trouvé en elle la meilleure garde nationale contre les excès de pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte ? « Ruez-vous sur l’homme, guerrières ! Ô généreuses ouvrières, Vous le devoir, vous la vertu, Ailes d’or et flèches de flamme, Tourbillonnez sur cet infâme ! Dites-lui : “Pour qui nous prends-tu ?” »
Miroir de notre propre finitude, l’abeille fait l’objet, depuis quelques années, de toutes nos attentions. Mais est-ce suffisant ? Comme l’ensemble des insectes volants, décimés à 80 % en Europe, elle est victime de notre monde moderne. Et notamment de l’usage massif des pesticides, que l’État s’avère bien impuissant à enrayer : le plan Écophyto, qui devait réduire de 50 % l’utilisation des produits chimiques agricoles vire au fiasco.
Alors que les autorités sanitaires devraient la défendre sans concession au regard de son utilité, elle dont dépendent 85 % des plantes cultivées en Europe, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) et l’Anses continuent d’accepter des produits engendrant jusqu’à 10 % de mortalité dans les colonies. Ainsi, après cinq traitements, ce qui est fréquent dans un cycle de culture, un apiculteur peut perdre 50 % de ses ruches. Aujourd’hui, en Europe, on estime qu’il manque 13,4 millions de colonies pour couvrir les besoins agricoles.
Bonne nouvelle, l’Efsa a dévoilé ses recommandations pour l’évaluation des risques liés aux pesticides pour les abeilles, au profit d’une meilleure prise en compte des impacts sur leur santé. Mais les sénateurs, eux, viennent de voter plusieurs dispositions rétrogrades, comme le retour des épandages aériens ou le droit donné au gouvernement de retoquer les interdictions de mise sur le marché de produits jugés dangereux. On tourne en rond.
À force de ne plus te voir à ta juste valeur, petite abeille, nous risquons de te perdre. Te perdre, ce n’est pas seulement compromettre notre alimentation et la beauté du monde, consacrée par les 350 000 espèces de plantes à fleurs qui s’y trouvent, c’est aussi renoncer à ce qui fait de nous des femmes et des hommes. Te perdre, c’est perdre notre capacité à nous émerveiller devant l’extraordinaire du réel et l’extraordinaire de l’âme, devant la science de la vie et la poésie de la vie. C’est perdre l’objet le plus précieux de nos réflexions et de nos méditations, de notre capacité à penser le monde depuis l’Antiquité
Sans toi, infime petit insecte, dont le travail gratuit semble peser si peu devant les intérêts marchands, nous nous perdons. Et nous risquons de laisser advenir une société d’affamés, aux cœurs, aux âmes et aux esprits appauvris. Sans philosophes ni poètes.
Pour en savoir plus sur l’étroite relation entre l’abeille et la pensée humaine, vous pouvez lire L’Abeille (et le) Philosophe. Étonnant voyage dans la ruche des sages, par Pierre-Henri et François Tavoillot, 2015, Odile Jacob.
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“Sans toi, précieuse abeille, nous disparaissons” Gaëtan de Royer, le 2 juin 2023, pour Reporterre
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Crédits images : © Flickr / CC BY-NC-ND 2.0 / Thierry Baboulenne; Tommy dessine; Twitter/Attac France